Une preuve expérimentale qu’Internet nous rend bête ?

Posté par Serge Tisseron le 12 avril 2016.

Une étude menée au Canada et publié en février 2016 semblerait démontrer que les réseaux sociaux encouragent une pensée rapide et superficielle pouvant, à terme, entraîner une « superficialité » cognitive et morale (Logan E. Annisette, Kathryn D. Lafreniere, « Social media, texting, and personality : a test of the shallowing hypothesis » Department of Psychology, University of Windsor, Windsor, ON, Canada). Si cette étude est la première du genre, cette accusation est récurrente. On ne compte plus les sites et les ouvrages qui visent à dénoncer les dangers d’Internet, notamment sur nos capacités d’attention.

Internet et le gâchis de l’attention

Ces dénonciations prennent trois formes. Certains auteurs ce focalisent sur la façon dont notre attention est épuisée par les sollicitations permanentes d’Internet et parlent d’ « infobésité ». D’autres insistent sur la manière dont notre attention est détournée de telle façon que nous devenons moins attentifs aux autres (moins « empathiques ») et moins attentifs à nous-mêmes, c’est-à-dire à nos propres désirs. Enfin, à la suite de Nicholas Carr, d’autres auteurs encore alerte sur le changement de nature de notre attention en invoquant la plasticité neuronale et les transformations de nos câblages cérébraux en fonction des tâches auxquelles nous nous consacrons. En effet, quand les neurones s’activent ensemble, ils sont câblés ensemble, quand ils s’activent séparément, ils sont câblés séparément. Or, plus nous parcourons de pages de toile, moins nous lisons de livres ; plus nous échangeons de SMS, moins nous écrivons de phrases ; et plus nous sautons de liens en liens, moins nous réfléchissons. Du coup, les circuits assurant ces anciennes fonctions commenceraient à se démanteler. L’utilisation des médias sociaux serait responsable d’une diminution de la pensée réflexive quotidienne ordinaire. C’est là que l’étude citée plus haut semble apporter des éléments déterminants en nous invitant à sortir de la simple hypothèse pour entrer dans le domaine de la preuve expérimentale.

Ouvrir les parapluies ne fait pas pleuvoir

Les sujets testés sont des étudiants de premier cycle dans une université canadienne (N = 149), et l’étude porte sur les relations entre deux séries de paramètres : d’un côté la fréquence des textos envoyés et de l’utilisation des médias sociaux ; et de l’autre, la pensée réfléchie, les dimensions de la personnalité (évalués selon la grille des Big Five) et les objectifs de vie des étudiants, notamment ceux incluant des choix moraux.
Les résultats montrent que les gros utilisateurs de SMS et de médias sociaux sont moins susceptibles de se livrer à la pensée réflexive et donnent moins d’importance aux dimensions morales dans leurs objectifs de vie. Mais il s’agit là de corrélations qui ne permettent pas d’affirmer une relation causale, ni dans un sens, ni dans un autre ! Prenons une comparaison dont l’évidence sautera aux yeux de tout le monde : ce n’est pas par ce que les parapluies sont ouverts quand il pleut que c’est le fait d’ouvrir les parapluie qui fait pleuvoir ! Autrement dit, il est possible que l’utilisation intense des réseaux sociaux et des SMS encourage en effet la pensée superficielle, mais il est tout à fait possible aussi que les individus qui désirent peu se livrer à la pensée réflexive et ont peu d’objectifs de vie morale soient plus enclins à s’adonner aux réseaux sociaux et aux SMS. Bref, d’autres études sont nécessaires, comme on dit si souvent en sciences...

Est-ce grave, docteur ?

Pourtant, il est certain que notre cerveau se modifie très vite sous l’effet des apprentissages. La meilleure façon de le savoir consiste aujourd’hui dans l’utilisation d’I.R.M. cérébrales. S’il n’existe pas à ma connaissance à ce jour d’étude qui ait utilisé cet outil pour étudier les modifications du cerveau suite à l’utilisation des réseaux sociaux, il en existe autour de la pratique des jeux vidéo. Il a ainsi été démontré à l’institut Max Planck que jouer 30 minutes par jour au jeu Super Mario 64 pendant deux mois entraîne des modifications importantes du cerveau des joueurs (Kühn, S., Gleich, T., Lorenz, RC, Lindenberger, U., Gallinat, J. (2013), « Playing Super Mario induces structural brain plasticity : Grey matter changes resulting from training with a commercial video game », Molecular Psychiatry advance online publication, 29 October 2013). En comparaison avec le groupe témoin, le groupe de joueurs a en effet présenté une augmentation de la matière grise dans l’hippocampe du côté droit, le cortex préfrontal droit et le cervelet.
La question qui vient à l’esprit est alors évidemment celle-ci : « Est-ce grave docteur ? » Bien au contraire ! Ces régions du cerveau sont en effet impliquées dans la navigation spatiale, la formation de la mémoire, la planification stratégique et la motricité fine. D’ailleurs, d’autres études utilisant d’autres jeux vidéo (appelés FPS pour First Person Shooter, autrement dit des jeux de guerre en première personne) ont montré qu’y jouer 45 minutes par jour pendant 15 jours augmentait notamment la plasticité d’attention, permettant ainsi aux joueurs de passer plus facilement d’une tâche à l’autre et de recentrer plus rapidement leur attention sur une nouvelle tâche (Daphné Bavelier, C. Shawn Green, Doug Hyun Han, Perry F. Renshaw, Michael M. Merzenich and Douglas A. Gentile, « Brains on video games », Nature Review Neuro sciences, vol 12, issue 12 2011). L’acuité et l’attention visuelles, la coordination visuo motrice et la mémoire à court terme ont également fait l’objet d’études montrant que toutes ces qualités étaient augmentées dans les mêmes conditions. Il est également à remarquer que ces effets sont durables, qu’ils n’ont pas été retrouvés avec d’autres médias (Internet ou télévision) ou même avec des jeux vidéo éducatifs, et qu’ils sont plus prononcés chez les participants qui ont déclarés avoir le plus de plaisir à jouer.

Développer en parallèle les formes d’attention courtes et longues

Autrement dit, l’évolution de notre cerveau dénoncée comme problématique par Nicholas Carr, ne l’est pas forcément, et nous devrions cesser de dénoncer les méfaits d’Internet pour adopter une pensée plus complexe et plus conforme aux études actuelles.
Il semble en effet de plus en plus acquis que nous ayons tout intérêt à développer en parallèle la pensée linéaire qui engage des pratiques d’attention soutenue (que Catherine Hayles appelle Deep attention) et la pensée rapide et superficielle qui s’accompagne de formes d’attention concentrée et éphémère (que Catherine Hayles appelle Hyper attention). Or, l’environnement qui encourage la pensée rapide et superficielle existe, c’est Internet. Il ne nous reste donc plus qu’à créer celui qui favorise la pensée linéaire complexe. Autrement dit, il nous faut créer un environnement attentionnel désirable, c’est-à-dire attrayant. C’est aujourd’hui le défi majeur aujourd’hui de toute pédagogie et de toute esthétique.

Ne donnons jamais aucun droit à nos robots !

Posté par Serge Tisseron le 8 mars 2016.

Il n’a pas fallu longtemps pour que la vidéo montrant les performances du robot bipède Atlas de Boston Dynamics, mise en ligne fin février 2016, ne suscite des commentaires indignés. Il est vrai que le protocole d’expérimentation a de quoi évoquer une scène de maltraitance. L’examinateur éloigne la caisse que doit prendre le robot juste au moment où celui-ci s’apprête à la saisir, le pousse pour le faire tomber, et pour finir le déstabilise en l’attaquant par derrière. Les protestataires se sont unis autour de l’idée que les robots méritent plus de considération. Faudrait-il alors les considérer comme des humains ? Bien qu’Atlas ait beaucoup d’humanité dans sa façon de marcher, et qu’il en aura encore plus quand il bénéficiera d’une main semblable à la nôtre, il est difficile d’ignorer les nombreuses différences qui continueront à prévaloir entre lui et les magasiniers qu’il risque bientôt de remplacer. Faudrait-il alors doter les robots d’un statut intermédiaire, ni totalement vivant, ni totalement objets ?

Où placer la ligne de partage ?

Certains y pensent, soit qu’ils formulent les choses de cette façon, soit qu’ils demandent la promulgation de lois protégeant les robots de la maltraitance, ce qui reviendrait à les considérer comme bénéficiaires de droits très supérieurs à ceux de l’ensemble des objets, et même des végétaux.
Mais gardons-nous d’un tel choix. Il y aurait un grand danger à créer parmi les objets une distinction qui passerait entre des objets auxquels seraient reconnus des droits, à commencer par celui de ne pas être maltraités, et d’autres auxquels n’en serait reconnu aucun, comme un grille-pain ou un réfrigérateur. Tout d’abord, quels critères prendrions-nous en compte pour décider de cette ligne de démarcation ? La marche ? La parole ? La capacité d’un objet d’identifier nos états d’âme et de nous répondre en simulant des émotions adaptées ? Celle de s’organiser en réseau, voire en communauté ? Celle de se reproduire ? La voiture autonome se verrait-elle reconnaître des droits sous prétexte qu’elle parle, qu’elle trouve son chemin sans l’aide de son passager et qu’elle lui épargne des accidents en conduisant mieux que lui ? Ou bien cela serait-il jugé insuffisant ? Et les robots militaires sophistiqués bénéficieraient-ils des conventions de Genève, notamment du droit de ne pas être achevé sur le champ de bataille ? Chacun voit les problèmes d’un tel choix, d’autant plus que les robots évoluant très vite, il faudrait rapidement imaginer des droits supplémentaires pour les derniers modèles...

Hiérarchiser pour ne pas comprendre

Mais la difficulté à trouver un critère permettant de classer les objets en « supérieurs » et « inférieurs », pour ne pas dire en « nobles » et « roturiers », ne serait pas le seul problème rencontré sur le chemin de vouloir donner des droits aux robots. Ce serait aussi créer avec les objets une situation dont nous constatons tous les jours l’absurdité pour les animaux. Il y a d’un côté ceux qu’on appelle « de compagnie », auxquels leurs propriétaires offrent des vêtements, des jouets, des biftecks et des vacances. Et il y a de l’autre ceux qu’on appelle « de boucherie », auxquels n’est reconnu aucun droit, même pas celui de mourir sans souffrir. Mais en élevant ainsi les uns vers notre humanité, et en rabaissant les autres vers le règne minéral, nous nous empêchons de questionner notre relation au genre animal dans son intégralité et sa spécificité. Et cette séparation s’avère constituer un obstacle majeur sur la voie de comprendre à la fois les animaux et les relations que nous avons avec eux.
Vouloir créer des droits spécifiques à certains objets sous prétexte qu’ils ont une part –d’ailleurs très variable – d’autonomie nous condamnerait exactement de la même manière à ignorer la complexité des liens psychologiques et affectifs qui nous unissent à l’ensemble de nos objets, quels qu’ils soient, et cela depuis les origines de l’humanité. Bref, un tel choix serait une nouvelle manifestation du déni dans lequel notre culture s’est installée quant aux relations riches et complexes que nous entretenons avec l’ensemble de nos objets, avec pour conséquence d’ignorer une part importante de notre vie psychique.

Des objets que l’homme habite et transforme depuis les origines du monde

Car l’être humain n’a pas seulement créé des outils pour l’aider à transformer le monde. Il les a créés pour le seconder dans ses projets, leur accorder la confiance qu’il renonce parfois à donner à ses semblables, et pouvoir se confier à eux à défaut de partenaires humains. Bref, l’être humain a créé l’ensemble de ses artefacts comme des opérateurs de changement destinés à lui servir tour à tour d’esclaves, de complices, de témoin et de compagnons, et bientôt, avec les robots, de tout cela à la fois. Mais cela n’est possible que parce qu’à tout moment, nous somme capables d’utiliser les objets pour transformer le monde et nous laisser transformer par eux, mais aussi, et tout autant, de les habiter et de nous laisser habiter par eux. Nous habitons en effet nos divers artefacts avec notre corps, soit directement quand nous y logeons, comme c’est le cas avec nos maisons, nos voitures et nos vêtements, soit indirectement quand nous les utilisons pour prolonger certains de nos actions physiques, comme l’a bien montré Leroi-Gourhan. Mais n’oublions pas que nous les habitons également avec notre esprit puisque ce sont aussi nos fonctions mentales qui sont prises en relais par eux, et que nous les habitons avec nos émotions, au point parfois de les pleurer quand ils viennent à disparaître. Quant à être habité par nos objets, c’est le cas avec l’importance qu’ils ont dans nos désirs, nos attentes et nos projets, mais aussi par la place de plus en plus grande qu’ils prennent à l’intérieur même de nos corps, sous la forme de prothèses diverses et bientôt de nano robots pouvant accéder à l’intimité de nos cellules. Les pouvoirs de contenance et de transformation sont au cœur de la relation que nous établissons avec les plus simples de nos objets, exactement comme ils le seront demain avec les plus sophistiqués de nos robots. Certains pourront s’améliorer eux-mêmes, d’autres se reproduire, c’est vrai, mais gardons nous de porter sur ces capacités nouvelles un regard qui en ferait l’équivalent de nos propres possibilités d’amélioration et de reproduction. Envisageons les plutôt comme une nouvelle facette des capacités de transformation dont sont capables des objets dans lesquels l’homme a placé suffisamment d’outils simulant ses propres capacités.

A défaut de comprendre cette continuité, nous risquerions de créer entre l’ensemble de nos objets traditionnels et les robots une fracture que rien ne justifie. Avec le risque de finir par ne plus nous octroyer le droit de les débrancher. Car même lorsque les robots seront capables de simuler des émotions semblables à celles des humains, de s’organiser en société, de se perfectionner, voire de se reproduire, ils resteront en même temps des machines qu’il faudra savoir débrancher le moment venu. C’est ce que nous rappellent très opportunément de nombreuses oeuvres de science-fiction, de 2001 l’odyssée de l’espace à Real Humans en passant par Blade Runner et I robot. Et qu’on ne nous parle pas de maltraitance ! Veillons plutôt à ce qu’aucun homme ne soit jamais maltraité par un robot, pour quelque raison que ce soit ! Car le problème essentiel que va nous poser rapidement le développement des robots n’est pas celui des droits des robots, mais bien celui des droits des humains face à eux.

L’erreur de Matthieu Ricard

Posté par Serge Tisseron le 28 février 2016.

Espérons qu’un grand nombre de téléspectateurs auront regardé, vendredi 26 février, le documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade intitulé « Vers un monde altruiste ? ». Cette synthèse appuyée sur de récentes découvertes en neurosciences montre que nous ne sommes pas seulement motivés par le désir de conquête et d’affirmation de soi, mais aussi par celui d’entraide et de solidarité. Mais il ne cache pas non plus que le ver est dans le fruit, puisque les bébés âgés d’à peine six mois témoignent déjà d’une préférence marquée pour ceux qui leur ressemblent, que ce soit par le choix d’une friandise ou la couleur de leurs vêtements. La « bonté innée » de l’être humain serait donc très vite contrariée par la tentation tout aussi innée de privilégier des liens et des préférences avec ceux qui nous paraissent semblables à nous. Un choix évidemment excluant pour ceux qui sont « les autres ». Au point même d’inverser complètement notre attitude mentale par rapport à ceux que nous voyons souffrir. Le supporter d’un club de rugby qui voit un collègue recevoir une décharge électrique présente une activation de la même zone cérébrale dédiée à la douleur que la victime ; mais s’il voit souffrir pareillement un supporter de l’équipe adverse, c’est la zone cérébrale dédiée au plaisir qui s’active chez lui !

De l’empathie à l’altruisme

Mais l’intérêt de ce film n’est pas de faire un état des lieux. Il est de montrer que développer l’altruisme est possible à tout âge et que nous devrions tous nous y employer. Or l’altruisme a un précurseur indispensable, c’est l’empathie. Et c’est là que, dans la démonstration de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, tout se brouille et s’embrouille.
Il est en effet admis par la grande majorité des chercheurs que l’empathie a deux composantes, la première affective, qui apparaît vers l’âge de un an, et l’autre cognitive, qui apparaît vers quatre ans et demi. L’empathie affective est un système intuitif au fonctionnement rapide et automatique qui apparaît dès la première année de la vie et qui permet de se concentrer sur l’émotion d’autrui au point de l’éprouver soi-même sans se confondre avec lui. Il s’agit donc d’une forme de résonance émotionnelle. Au contraire, l’empathie cognitive est un système lent, délibératif et conscient dans lequel il ne s’agit plus de ressentir les émotions d’autrui, comme dans le stade précédent, mais de comprendre son point de vue en prenant en compte ses différences. Cette posture nécessite d’intégrer un à grand nombre d’informations, comme le caractère de l’autre, ses conditions de vie, ses particularités culturelles, etc. Cette prise de perspective cognitive est parfois nommée « compréhension empathique ». Mais ces deux composantes ne suffisent pas à créer l’empathie complète. Comme l’a bien montré Martin Hoffman (2008), l’empathie affective risque toujours de faire éprouver les douleurs d’autrui comme si c’était les siennes propres, au point de rendre incapable de lui porter secours. Et inversement, l’empathie cognitive risque toujours d’être utilisée pour manipuler notre interlocuteur grâce à la compréhension que nous en avons. Ce qui est essentiel, c’est la capacité de les articuler l’une à l’autre, de passer sans cesse de l’une à l’autre et de tempérer les dangers de l’une par les vertus de l’autre. Cette « empathie mature », comme l’appelle Martin Hoffman, rend possible le fait de se mettre émotionnellement à la place de l’autre, préfigurant la capacité altruiste. C’est aussi ce que montrent les travaux de Jean Decety, neuroscientifique spécialisé dans la compréhension des bases cérébrales de l’empathie,.

Le choix bouddhiste

Mais dans le film de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, aucune place n’est faite à cette empathie cognitive. Et pour cause. Les auteurs ont décidé de s’en tenir à l’école de pensée incarnée par Matthieu Ricard et Tania Singer, qui exerce à l’institut Max Planck de Leipzig. Pour cette autre spécialiste des neurosciences, utiliser le mot d’empathie pour désigner à la fois l’empathie affective et l’empathie cognitive serait une hérésie scientifique dans la mesure où ces deux capacités correspondent à des zones cérébrales différentes, et qu’il serait donc impossible de désigner les fonctions mentales qui s’y déroulent par le même mot. Pourtant, il n’est pas rare que des fonctions mentales relevant de zones cérébrales différentes portent le même nom, évidemment assorti d’adjectifs différents : pour s’en tenir à un seul exemple, il est courant aujourd’hui de parler d’intelligence musicale, d’intelligence visuo spatiale, d’intelligence mathématiques, etc. sans qu’aucun scientifique ne soit choqué. C’est donc qu’il faut chercher ailleurs l’origine du choix de Tania Singer. C’est du côté du bouddhisme que nous en trouvons la raison. Dans la représentation du monde développée par celui-ci, « l’empathie » s’oppose à la « compassion ». Mais ces deux mots ont une définition bien particulière. La compassion bouddhiste n’a en effet rien à voir avec ce que nous désignons sous le même mot dans la tradition latine et anglo-saxonne. Prenons le dictionnaire Petit Robert. Il définit la compassion comme un « sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui », ce qui signifie qu’elle appartient totalement à la dimension affective du sens de l’autre, avec le risque de détresse émotionnelle qui s’attache à celle-ci. Mais pour les bouddhistes tibétains, le mot a un sens différent. Il s’agit de la faculté mentale qui permettrait d’entourer la représentation que l’on se fait de la victime d’une sorte de halo altruiste facilitant la relation d’aide sans courir le risque de la contagion émotionnelle. Quant à l’empathie, elle est réduite par les bouddhistes à sa seule dimension affective, avec le risque de confusion et d’épuisement émotionnel qui s’ensuit.

Compassion contre empathie

Du coup, pour Matthieu Ricard et Tania Singer, le modèle ternaire habituel, avec ses trois niveaux d’empathie affective, d’empathie cognitive et d’empathie mature, est remplacé par un autre modèle à deux dimensions seulement. Dans ce modèle, l’empathie est réduite à sa composante affective, avec la menace de basculer dans la contagion émotionnelle paralysante et déstructurante. Tandis que la compassion associe la conscience de la souffrance de l’autre avec le désir de faire quelque chose pour son bien, mais sans pour autant forcément ressentir la souffrance de l’autre comme c’est le cas dans l’empathie. Et les auteurs concluent en opposant la « mauvaise empathie » qui conduit au Burn out émotionnel, à la « bonne compassion » qui associe prise de distance et désir de venir en aide.
Ce bouleversement sémantique est bien illustré par la façon dont Matthieu Ricard a repris dans ses publications récentes les travaux de Charles R. Figley (2002) sur le Burn out des soignants en inversant exactement les termes dans lesquels celui-ci en parle. Pour Figley, il existe une « fatigue de compassion » (Compassion Fatigue) dont il propose de sortir en développant la capacité d’empathie, dans la mesure où celle-ci associe à la composante émotionnelle une composante cognitive qui permet de prendre du recul par rapport à la situation. A l’inverse, pour Matthieu Ricard, le Burn out des soignants est attribué à l’empathie elle-même, et il propose comme remède la « compassion ». Chacun utilise les mots comme il l’entend, mais c’est faire bien peu de cas de la capacité de compréhension de ceux qui s’intéressent à l’empathie que de ne s’être jamais soucié de leur expliquer cette inversion sémantique incroyable !

De la compréhension de l’autre

La conséquence en est que le film de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade ne nous montre rien sur la manière dont l’empathie cognitive pourrait être utilisée pour développer le sens de l’autre et l’altruisme. A aucun moment, il n’est question d’encourager la compréhension du fait que l’autre a des façons de penser, de ressentir et de vivre différentes des miennes, et qu’il peut non seulement éprouver d’autres émotions que moi dans les mêmes situations, mais aussi les mêmes que moi en relation avec d’autres états mentaux. L’essentiel est d’encourager dès l’enfance des formes de visualisation océanique dans lesquelles chacun est invité à se laisser pénétrer par les énergies positives avec leurs pouvoirs et leur sagesse. Finalement un peu comme le nouveau-né baigne dans la bienveillance maternelle... Il est certain que ces méthodes de relaxation et/ou de méditation de pleine conscience ont des effets positifs sur la régulation des émotions, et donc sur la capacité de mieux vivre ensemble avec ceux qui nous sont proches. Mais ont-elles des effets positifs plus importants que d’autres méthodes qui encouragent le croisement et l’interpénétration de l’empathie affective et de l’empathie cognitive ? Et ont-elles des effets sur la curiosité vis-à-vis de l’autre ? Ce serait une grave erreur de ne pas poser cette question, car il en va du choix des programmes grâce auxquels on peut espérer, dans les années qui viennent, développer l’empathie et l’altruisme chez tous les enfants, exactement au même titre que l’aptitude à la lecture et au calcul. Et il serait dangereux de ne pas se préoccuper de la place que peut y prendre la compréhension de l’autre.

Résister à la conspiration publicitaire

Posté par Serge Tisseron le 20 janvier 2016.

Philippe Meirieu, Serge Tisseron
Publié dans le Huffington post le 15/01/2016

Même si quelques parents ont résisté, par principe ou par nécessité, à la pression médiatique des fêtes de fin d’année, tous ont pu mesurer l’impact fabuleux des campagnes publicitaires sur nos enfants. Toutes conspirent pour faire de nos enfants des consommateurs lobotomisés et de leurs parents des adultes culpabilisés dès qu’ils refusent de céder à la moindre demande.
C’est que la conspiration est terriblement efficace : elle instrumentalise l’égocentrisme enfantin – une phase normale du développement – et maintient nos enfants dans l’infantile du caprice quand il faudrait, au contraire, les aider à s’en délivrer pour accéder à la pensée. Ce mouvement s’impose d’autant plus qu’il joue sur la marchandisation des relations affectives : l’amour se mesure – quand il ne s’achète pas ! – à la puissance de la satisfaction immédiate du cadeau. Barres chocolatées ou gadgets cinématographiques, panoplies vestimentaires ou prothèses technologiques de toutes sortes, le mécanisme est le même : « Si tu me gâtes, c’est que tu m’aimes et si tu m’aimes, je t’aimerai… Si tu ne me gâtes pas, je ferai jouer la concurrence entre adultes, et comme vous voulez tous être aimés de moi, je finirai bien par avoir satisfaction ! »
Or, voilà qu’une initiative parlementaire est susceptible de faire un peu bouger le curseur : un groupe de députés, reprenant une proposition du Sénat, propose d’interdire toute publicité commerciale pendant la diffusion des émissions pour enfants de moins de douze ans, ainsi que quinze minutes avant et quinze minutes après ces émissions, et cela sur l’ensemble des programmes « jeunesse » de la télévision publique.
Le projet peut sembler modeste : il n’est, en rien, une refonte des émissions « jeunesse » qui permettrait à nos enfants un véritable accès à la culture, aux langues étrangères, au décryptage de l’actualité ; il ne s’applique qu’au « service public » et risque de faire transiter vers les chaînes privées une partie de la manne publicitaire… Mais, outre que ce transfert devrait être minime, il est essentiel que notre service public de l’audio-visuel soit absolument exemplaire. Il est fondamental qu’au moment où l’on exhorte sans cesse les éducateurs à lutter contre toutes les formes d’emprise et à former des citoyens lucides, les parents puissent faire confiance au « service public » et que ce dernier incarne les valeurs pour lesquels l’État prétend se mobiliser.
Quel sens a, en effet, l’interdiction de la publicité après vingt heures – censée ménager les adultes d’intrusions commerciales – quand on laisse les enfants, le matin et l’après-midi, face à ce dont, précisément, nous nous sommes engagés, en signant la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, à les protéger ? Car, aujourd’hui, 11% du temps passé devant la télévision par les enfants est consacré à la publicité. Or, d’une part, au dessous de six ou sept ans, ces enfants ne font pas de distinction dans les statuts des programmes et des messages, mélangeant réalité, fiction et prescription. D’autre part, tous sont sensibles au rythme rapide et à la surenchère des effets publicitaires qui disqualifie l’attention linéaire requise pour accéder à un véritable travail intellectuel. Enfin, tous se sentent investis par la publicité d’un pouvoir d’exiger et d’un devoir de prescrire, y compris pour des produits qui ne devraient relever que de la décision de leurs seuls parents.
On pouvait espérer que, face à ces éléments, l’unité se fasse à l’Assemblée nationale, le 14 janvier prochain, pour voter cette proposition de loi, premier pas vers une véritable « priorité à la jeunesse », tant annoncée et tant attendue. Mais voilà que le gouvernement demande aux députés de rejeter ce texte et renvoie à une décision ultérieure, après une étude sur la pertinence de la mesure et son impact financier qui serait remise par une « commission Théodule »… le 30 juin 2017 ! Certes, cette proposition de loi coûterait environ 7 millions d’euros, mais cela constitue moins de 0,2% du budget de France Télévision. Et, quoiqu’il en soit, c’est une somme bien dérisoire au regard du coût de l’obésité, des troubles psychiques et de l’échec scolaire réunis.
Il faut savoir ce que l’on veut : faire des enfants de France des prescripteurs-décideurs des achats de leurs parents, de futurs consommateurs compulsifs, soumis à toutes les formes d’emprise… ou des citoyens capables de distinguer le « savoir » et le « croire », de résister aux injonctions, de surseoir à leurs pulsions et de s’impliquer dans une démocratie ?

Philippe Meirieu
Professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Lyon 2

Serge Tisseron
Psychiatre, psychanalyste, Université Paris VII Denis Diderot

L’erreur de Starwars : un robot isolé, ça n’existe pas

Posté par Serge Tisseron le 16 décembre 2015.

Starwars nous trompe ! Nous y voyons des robots qui sont de vrais héros individualisés comme des êtres humains, alors qu’un robot isolé, ça n’existe pas ! Les robots de demain seront inter-communiquants en permanence, probablement par un autre réseau que celui d’Internet, et ils apprendront chacun de toutes les expériences de tous les autres. Cette situation est si difficile à penser pour un cerveau humain qu’aucun auteur de sciences fictions ne l’a anticipée, pas plus d’ailleurs que l’Internet et le téléphone mobile. Même dans la récente série suédoise Real Humans qui prétend faire le tour des problèmes liés au développement des robots, ceux-ci sont obligés de se donner rendez-vous dans des parkings souterrains pour pouvoir communiquer entre eux ! Plus ils nous ressembleront physiquement, comme ceux que fabrique déjà au Japon le roboticien Hiroshi Ishiguro, et plus nous aurons tendance à les croire semblables à nous, et plus nous oublierons leur interconnexion permanente. Si un robot dit « je », ce sera le choix de son programmeur de le faire parler ainsi, et ce choix sera destiné à faire croire à son utilisateur que sa machine est unique. Les robots devraient au contraire être programmés pour dire toujours « nous », d’autant plus que s’ils sont doués un jour de conscience, celle-ci sera collective.

Le déni de l’interconnexion

L’idée de robots interconnectés, ou si on préfère intercommuniquants, c’est-à-dire communicants entre eux par un réseau distinct de celui d’Internet, et trop terrifiante pour que nous puissions l’affronter. Mais c’est bien pourtant la que se trouve le défi principal posé à l’être humain par le développement des robots. Ils vont en effet très vite être capables d’apprendre par imitation, c’est-à-dire par observation du comportement humain, et leur interconnexion leur permettra de faire bénéficier de leurs apprentissages l’ensemble de leurs collègues. Un robot pourra apprendre à faire des pancakes en observant son propriétaire les faire, mais tout aussi bien à fabriquer des explosifs ou à nettoyer une arme automatique. Et dans les secondes qui auront suivi, tous les robots du même modèle et de la même marque pourront bénéficier de cet apprentissage.
Avec eux, l’homme n’aura pas affaire à une nouvelle créature qui s’ajouterait au règne végétal, animal et humain. Il aura affaire à une communauté dont il sera difficile de différencier les éléments dans la mesure où l’apprentissage de chacun d’entre eux sera versé à un serveur distant dans lequel chacun d’entre eux puisera à tout moment, sous forme d’algorithmes, les compétences dont il aura besoin pour faire face à des situations nouvelles. Le robot qui commettra à un moment donné un acte délictueux pourra n’être que celui qui se sera trouvé le premier dans une situation susceptible de mobiliser un apprentissage en réalité disponible à tous.
C’est pourquoi nous devons renoncer à penser les robots comme des créatures auxquelles il faudrait prévoir d’accorder un certain nombre de droits et de devoirs. Si nous engageons sur cette voie, ce n’est pas à chaque robot qu’il faut accorder cette personnalité juridique, sur le modèle de ce qui existe pour les êtres humains ou les animaux, mais à leur communauté. Tel est bien en effet l’absolu originalité de la robotique portée aujourd’hui par Internet. Un robot isolé, ça n’existe pas. Le sujet de la robotique, c’est la communauté de robots.

Implémenter des logiciels éthiques dès la conception des robots

Le problème, bien sûr, n’en est pas simplifié pour autant. Qui va réguler cette communauté ? Qui va verrouiller les apprentissages potentiellement dangereux de certains de ses membres, susceptibles de diffuser à la communauté entière ?
Une première solution serait d’implémenter chez les robots des logiciels éthiques dès le moment de leur fabrication,. Cette précaution reviendrait un peu à renouer avec la logique des fameuses lois d’Asimov qui prévoyaient, selon une gradation progressive, qu’un robot ne devait pas mettre en danger un être humain, ni lui désobéir, ni attenter à sa propre intégrité. Si la première des ces trois lois ne fait de doute pour personne, pour ce qui concerne les robots civils au moins, les progrès de la robotique ont montrés que la seconde et la troisième posaient plus de problèmes. Mais ces logiciels éthiques rencontrent une autre difficulté. Il serait évidemment conçus en fonction des repères moraux de leur fabricant, or la morale est quelque chose qui varie beaucoup d’un pays à un autre, quand ce n’est pas d’une période à une autre. Des logiciels éthiques conçus dans la Silicon Valley ne correspondraient pas forcément aux traditions africaines, et il serait facile d’en contester rapidement la validité en les présentant comme des avatars du néocolonialisme ! En outre, cette option s’opposerait évidemment complètement à la possibilité de robots en Open source.

Un Facebook des robots

Il existe une seconde option. De la même manière que la majorité des enfants vivent avec des parents bienveillants qui leur inculquent les valeurs positives de la société dans laquelle ils grandissent, il est probable que la majorité des robots domestiques seront installés dans des familles qui auront à cœur de leur communiquer ces mêmes valeurs. Mais majorité ne veut pas dire totalité. Pour ce qui concerne les enfants, il existe un correctif : ils fréquentent l’école, de telle façon que leurs apprentissages s’ordonnent finalement autour des valeurs dominantes de la société, et pas seulement autour de celles de leurs parents. Comment créer l’équivalent pour les robots ? La seule solution pourrait bien être l’existence d’une communauté de robots. Ainsi pourraient-ils s’auto-réguler entre eux bien mieux que ne pourrait le faire pour eux une instance de supervision générale. Parmi tous les apprentissages réalisés par les robots d’un même pays, voire d’un territoire plus large encore, seuls les apprentissages statistiquement les plus fréquents seraient validés par la communauté des robots. Le problème est qu’un tel système empêcherait en même temps les robots de pouvoir bénéficier des innovations les plus imprévisibles de certains d’entre eux. Il faudrait donc que parmi les apprentissages rejetés, un tri soit opéré (par des humains ou les robots eux-mêmes ?) entre ceux susceptibles d’apporter une innovation positive à la communauté des robots, et donc à la communauté humaine, et ceux qui ne devraient pas être généralisés.

Ces deux options (une régulation a priori, ou bien un réseau social de robots) ne sont pas exclusives l’une de l’autre. L’essentiel est de commencer à réfléchir dès aujourd’hui à ce qui serait l’équivalent, chez les robots, d’une conscience morale construite sur les mêmes bases que celles qui ont permis aux hommes de s’organiser collectivement : à savoir l’encouragement et la généralisation des comportements qui permettent de mieux vivre ensemble, et la dissuasion, voir l’interdiction, des comportements qui l’entravent.

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