Raymond Morel 4224 days ago
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1. Un Tout émergeant : chaque groupe de jazz, chaque équipe de sport, chaque équipe de travail possède un caractère, un style, un esprit différents auxquels nous nous référons, comme s’il s’agissait d’une seule individualité. Notons que plus ce Tout est manifeste, plus il souligne implicitement la réussite du groupe en tant que tel.
2. Un espace "holoptique" : la proximité spatiale offre à chaque participant une perception complète et sans cesse réactualisée de ce Tout. Chacun, grâce à son expérience et expertise, s’y réfère pour anticiper ses actions, les ajuster et les coordonner avec celles les autres. Il existe donc un aller-retour incessant, qui fonctionne comme un miroir, entre les niveaux individuel et collectif. Nous nommerons "holoptisme" l’ensemble de ces propriétés, à savoir la transparence “horizontale” (perception des autres participants) à laquelle s’ajoute la communication “verticale” avec le Tout émergeant du collectif. Dans les exemples évoqués plus haut, les conditions de l’holoptisme sont fournies par l’espace 3D ; ce sont nos sens et organes naturels qui servent directement d’interfaces. Notons que le rôle d’un coach, ou d’un observateur, consiste à favoriser la condition de l’holoptisme.
3. Un contrat social : qu’il s’agisse d’harmonique musicale, de règles du jeu ou de législation du travail, le collectif est fondé autour d’un contrat social, tacite ou explicite, objectif ou subjectif, souvent les deux à la fois, accepté et mis en scène par chacun des participants. Le contrat social porte non seulement les valeurs et les règles du groupe, mais également sa raison d’être, donc son inscription dans le futur.
4. Une organisation polymorphe : la cartographie des relations entre les participants se réactualise sans cesse en fonction des circonstances, des expertises, de la perception de chacun, des tâches à accomplir, des règles définies par le contrat social. Elle se magnétise autour des expertises, chaque expert (reconnu comme tel par le groupe) prenant tour à tour le “lead” au fil des besoins. Dans une équipe de sport par exemple, l’ailier droit mène la danse lorsque la balle circule dans sa surface. C’est lui l’expert, le leader de l’instant. Cela ne l’empêchera pas d’aller jouer les gardiens de buts si la situation l’exige.
5. Des objets-liens : comme l’explique fort bien Pierre Lévy dans un article intitulé “Les objets de l’Intelligence Collective ” (1994), “Les joueurs font du ballon à la fois un index tournant entre les sujets individuels, un vecteur qui permet à chacun de désigner chacun, et l’objet principal, le lien dynamique du sujet collectif. On considérera le ballon comme un prototype de l’objet-lien, de l’objet catalyseur d’intelligence collective.” Mélodie, ballon, objectif, “objet” de la réunion, nul doute que l’intelligence collective originelle se construit dans la convergence des individualités vers un objet collectivement poursuivi, que cet objet soit matériel ou symbolique (un projet par exemple). Quand ils appartiennent à l’espace symbolique, il est absolument nécessaire que ces objets soient clairement identifiés dans leur nombre et qualité par chaque participant du groupe, sinon cela mène à ces situations floues typiques que chacun a déjà vécu plus ou moins douloureusement.
6. Une organisation apprenante : l’apprentissage concerne non seulement le niveau individuel, mais il implique également l’existence d’un processus social qui prend en charge l’erreur, l’intègre et la transforme en objet de cognition partagé. Il engage le développement d’une intelligence relationnelle : ce qu’on apprend pour soi est valable pour les autres.
7. Une économie du don : dans l’économie-compétition (celle qui prévaut aujourd’hui), on prend pour soi contre une compensation. Dans l’économie du don, on donne d’abord, on reçoit en retour une fois que le collectif a gagné en richesse. Elever ses enfants, prendre soin des personnes âgées, donner sa sueur dans une équipe de sport, participer à une ONG, s’entraider entre voisins sont autant d’exemples qui montrent que l’économie du don constitue le socle absolu de la vie sociale, à tel point que nous n’en avons que rarement conscience. Quel collectif pourrait fonctionner sur le long terme s’il reposait sur une dynamique sacrificielle individuelle ? Dans l’économie du don, chaque participant trouve un bénéfice individuel fort qui le motive à donner le meilleur de lui-même. L’économie du don organise la convergence entre les niveaux individuel et collectif.
8. Une monnaie suffisante : l’économie du don n’a pas besoin d’être régulée par des procédés comptables à l’échelle de petits groupes. Mais lorsque nous en arrivons à un grand nombre de personnes, un système d’information monétaire devient nécessaire. “Monétaire” en ce sens qu’il joue le rôle de valeur d’échange et de valeur de réserve ; on a donc bien des monnaies en circulation, mais des monnaies non pas rares, mais suffisantes et disponibles en temps réel.
9. Des normes et des standards : comme dans l’intelligence pyramidale, les standards et les normes demeurent indispensables pour organiser la cohésion, le degré de perméabilité et d’interopérabilité des grands collectifs. Mais dans l’Intelligence Collective globale, ils sont issus de processus d’émergence ascendants. Leur fonction vise avant tout à maximiser l’interopérabilité et la capacité de bâtir des ensembles fonctionnels toujours plus complexes et riches, plutôt que de viser des hégémonies en contexte de compétition.
10. Un système d’information : jouant un rôle dans toutes les autres propriétés énoncées ici, il organise et optimise l’espace symbolique partagé par le collectif. Il interconnecte nos sens via des interfaces toujours plus puissantes et étendues, il élabore et nous présente des synthèses digestes, il opère des calculs, simulations et anticipations que ni nos sens, ni nos intelligences ne sont capables de réaliser, il organise et indexe la mémoire collective, il comptabilise les transactions monétaires, il applique le contrat social, il reconstruit des espaces holoptiques artificiels là où l’espace réel de proximité ne suffit plus.
11. Une interpénétration permanente avec le cyberespace : aucun collectif aujourd’hui ne saurait se considérer comme intelligent s’il n’existe pas de dynamique d’échange avec le cyberespace. On y trouve les savoirs les plus avancés, les expériences les plus abouties, les meilleures pratiques, et à son tour on dépose son expérience, on se lie avec les autres, on fait résonance dans cette chambre d’écho de l’humanité.
12. Un développement personnel : la mutation vers une Intelligence Collective à grande échelle ne va pas sans une transformation individuelle et sociétale profonde. Nous voici dans la sphère intérieure, dans l’œuvre spirituelle donnée par notre existence même.
D'après un article de Jean François NOUBEL
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