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Partie I - L'attention et les préférences en économie de marché

Page 29 à 36

Partie II - Les politiques de l’attention et la socialisation des traces

Page 77 à 82

Partie III - Une idéologie pour l’économie numérique

Page 143 à 150

Partie IV - L'attention économique entre plusieurs mondes

Page 223 à 230

Page 301 à 312
Page 313 à 320
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2016
ISBN 9782200280550
ISBN en ligne 9782200286729

L’attention au monde. Sociologie des données personnelles à l’ère numérique, E. Kessous

Armand Colin, Paris (2012). 320 p.
Dominique Boullier
p. 402-404
Référence(s) :

Emmanuel Kessous, L’attention au monde. Sociologie des données personnelles à l’ère numérique, Armand Colin, Paris, 2012, 320 p.

Entrées d’index

Mots-clés :

Internet, Marché, Attention

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Texte intégral

1Dans le débat sur les données personnelles sur internet, le livre d’Emmanuel Kessous fait le choix fécond d’orienter la discussion vers un autre enjeu, celui de l’attention. La relation entre les deux questions qui est au cœur de l’ouvrage est illustrée par quatre terrains d’étude mobilisés de façon secondaire : les pratiques des conseillers-vendeurs en ligne, l’échange de maisons en ligne, les pratiques d’économie qui consistent à « faire des affaires » (coupons, réductions, cartes de toutes sortes), les sites de rencontres. Ces terrains sont convoqués en fin d’ouvrage pour affiner l’hypothèse centrale de l’émergence d’une « cité de l’attention ». La référence est donc explicite aux travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dans leur approche de la justification en public (Boltanski et Thévenot, 1991), que l’auteur propose de compléter.

2Il rend ainsi compte d’une mutation de la coordination des acteurs sur le marché : jusqu’ici, leur attention se portait sur les qualités des biens — avec toutes les imperfections et les asymétries d’information bien connues — alors que la coordination qui émerge repose sur la qualité des êtres, leurs préférences étant repérées par anticipation à partir des traces de leurs activités que laissent ces êtres, traces qui sont autant de « dépôts d’attention » contribuant à leur profilage. Malgré la juxtaposition des parties parfois difficile à suivre, ce point-clé de la nouvelle coordination doit être indiqué car il constitue un argument fort dans la justification même de l’ouvrage.

3Mais l’auteur a d’autres ambitions, même s’il montre à quel point le seul passage de l’abondance de l’information à la rareté de l’attention modifie considérablement tous les modèles classiques de la discipline économique. Il souhaite aussi aller au-delà du diagnostic, qu’il fait par ailleurs de façon détaillée, sur les méthodes nouvelles du marketing — dont les systèmes de Consumer Relationship Management (CRM) sont un maillon important —, sur les ressources fournies gratuitement par les internautes, sous forme de données personnelles ou tout au moins de traces d’activités et donc de préférences, et encore sur le changement de régime du privé et du public qui se produit ainsi. E. Kessous tente en effet de fonder une nouvelle cité, à côté de celles déjà construites par Boltanski et Thévenot.

4Rappelons que ces cités rendent compte des divers principes supérieurs communs que mobilisent les acteurs lorsqu’ils doivent se justifier en public de leur action et tenter de trouver un accord en produisant des ordres de grandeur pour rendre le monde commun commensurable. Ces ordres de grandeur ou de légitimité ne sont jamais purs, mais font souvent l’objet de compromis à partir des critiques que les uns font aux autres. Luc Boltanski et Ève Chiapello avaient déjà ajouté avec succès une nouvelle cité (ou grandeur) : la cité par projets. Dans cette cité, la grandeur est la connexion, la fluidité, et la capacité des êtres à être sans cesse appelés dans de nouveaux projets (Boltanski et Chiapello, 1999).

5Si elle possède des traits voisins avec la cité par projet, la cité de l’attention proposée par E. Kessous s’en différencie clairement selon lui. D’abord parce qu’il identifie sa nouvelle cité à internet — ce qui paraît très discutable, comme le montrent ses propres terrains et comme le montraient les auteurs de la cité par projets, puisqu’elle était la cité des réseaux par excellence. Ensuite, parce que l’attention serait un bien en tant que tel dans cette nouvelle cité, qui ordonne tous les êtres autour d’un principe supérieur commun : « recevoir et contrôler l’attention (des autres et la sienne) ». Pour élaborer le montage de la cité de l’attention en usant des mêmes méthodes que les fondateurs du modèle, E. Kessous fait appel à trois références, qui ne constituent pas des manuels pratiques cependant : les travaux de Michael Goldhaber (1997), de Thomas Davenport et John Beck (Davenport et Beck, 2001) et de Richard Lanham (2006), qu’il contribue ainsi à faire connaître en France. Ces textes sont cités abondamment dans l’ouvrage, avant tout pour fonder le modèle de la cité de l’attention, mais aussi parce qu’ils mettent l’accent sur des propriétés différentes de l’attention.

6Il s’avère cependant très difficile de fonder ainsi une cité de l’attention distincte, en raison de ses proximités, en matière de bien commun et de grandeur, avec les grandeurs de l’opinion et du projet. L’attention pourrait même être mobilisée dans le cadre de la cité dite « domestique », qui est souvent traitée dans le livre comme un équivalent de la sphère domestique au sens empirique, alors que la cité domestique, dans le modèle de Boltanski et Thévenot, fait référence à la hiérarchie naturelle des êtres et à la tradition, qui s’étendent bien au-delà de la sphère domestique ou ménagère. Dans cette cité en effet, l’attention peut être mobilisée au sens du « care », de l’attention aux autres, du soin — mais, dès lors, la polysémie de la notion autorise toutes les connexions, parfois difficiles à contrôler. Pour valider ce type de relations, il conviendrait d’organiser des terrains ad hoc, aptes à mettre à l’épreuve l’hypothèse, plutôt que de s’en servir ponctuellement à des fins d’illustration.

7Cela ne disqualifie en rien la démarche, qui est extrêmement documentée et riche, ni l’utilisation d’un modèle qui reste très productif. Ainsi, l’auteur mentionne que L. Thévenot a développé un autre versant du modèle des ordres de grandeur en différenciant des régimes d’engagement, au-delà de la justification en public, que sont l’engagement par le plan et l’engagement en familiarité (le régime du proche). Ajoutons que Nicolas Auray, qui est évoqué dans le livre, a élaboré un régime de l’exploration qui, à notre connaissance, a été validé par Laurent Thévenot (Auray, 2013). Ne serait-il pas possible alors de reprendre l’analyse de l’attention dans le cadre de ces régimes d’engagement, comme ressource commune mobilisée à chaque fois différemment, puisqu’on n’est pas attentif de la même façon lorsqu’on suit un plan, lorsqu’on est familier ou lorsqu’on explore ? Car contraindre cette notion à fonder une cité mobilisable dans les situations de justification supposerait de dégager une épreuve-type qui, dans la construction faite par E. Kessous, se trouve être nommée « la publication, la conférence, la multiactivité », ce qui dénote son hétérogénéité et la rapproche singulièrement de la grandeur du renom (ou de l’opinion).

8La nécessité de prendre en compte l’attention comme dimension de toutes les analyses des sciences sociales constitue le point fort de cet ouvrage. De même, il est légitime de tenter de fonder cette cité comme grandeur spécifique pour parvenir à prendre en compte la dimension politique et normative de l’attention, dans la lignée de la philosophie critique d’Axel Honneth que l’auteur présente et discute largement à travers les enjeux de reconnaissance. L’aptitude des consommateurs, comme celle des citoyens, à être attentifs ou à maîtriser l’attention qu’ils suscitent n’est en effet pas également distribuée : les êtres peuvent ainsi être ordonnés selon ces capacités inégales. Un principe de commune humanité quant à la capacité à « piloter » son « aura informationnelle » pourrait constituer un socle politique pour traiter les captations sauvages d’informations personnelles effectuées aussi bien par des firmes que par des gouvernements, comme l’actualité récente l’a amplement démontré. La difficulté des institutions à traiter la question est sans doute symptomatique de l’absence de ce référent commun encore à constituer.

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Bibliographie

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Auray, N., 2013. La contribution du jeu vidéo à la formation d’un nouveau régime attentionnel : l’exploration curieuse. In: Berry, V., Labelle, S. (Eds), Approches critiques sur les serious games. Éditions Questions Théoriques, Paris.

Boltanski, L., Chiapello, E., 1999. Le nouvel esprit du capitalisme. Gallimard, Paris.

Boltanski, L., Thévenot, L., 1991. De la justification. Les économies de la grandeur. Gallimard, Paris.

Davenport, T.H., Beck, J.C., 2001. The Attention Economy: Understanding the New Currency of Business. Harvard Business School Press, Boston.

Goldhaber, M., 1997. The Attention Economy on the Net. First Monday 2 (4). (En ligne : http://firstmonday.org/article/view/519/440).
DOI : 10.5210/fm.v2i4.519

Lanham, R.A., 2006. The Economics of Attention: Style and Substance in the Age of Information. The University of Chicago Press, Chicago.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Boullier, « L’attention au monde. Sociologie des données personnelles à l’ère numérique, E. Kessous », Sociologie du travail, Vol. 56 - n° 3 | 2014, 402-404.

Référence électronique

Dominique Boullier, « L’attention au monde. Sociologie des données personnelles à l’ère numérique, E. Kessous », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 56 - n° 3 | Juillet-Septembre 2014, mis en ligne le 26 juillet 2014, consulté le 23 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/sdt/3539

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Auteur

Dominique Boullier

Médialab – Sciences Po, 27, rue Saint-Guillaume, 75007 Paris
dominique.boullier[at]sciencespo.fr

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