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Bernard Stiegler - lecture de "Prendre soin"

dim, 22/06/2008 - 20:09 — Julien Gautier  Description : evue Skhole.fr  | penser et repenser l'écoleRevue Skhole.fr | penser et repenser l'école

Prendre soin, de la jeunesse et des générations, de Bernard Stiegler, Flammarion (2008).

L’un des derniers livres publiés par Bernard Stiegler, et qui s’intitule Prendre soin, de la jeunesse et des générations, a pour thème central la question de l’éducation et plus particulièrement l’école.

Je voudrais tenter d’en présenter ici quelques idées directrices, car il me semble qu’il y a là de quoi mieux comprendre ce que l’on pourrait appeler le « malaise » voire la « dépression » scolaire.

Depuis déjà plusieurs années et parutions, ainsi qu’à travers l’Association Ars Industrialis, Bernard Stiegler théorise, œuvre et plaide en faveur de ce qu’il appelle lui-même une « écologie de l’esprit » : de même qu’il faut se soucier de la qualité des milieux naturels, afin d’assurer leur fécondité future, de même il faut se soucier de la nature des milieux « psychiques » dans lesquels naissent et se développent de futurs « esprits »[1].

Or la thèse majeure de Stiegler est que l’époque actuelle se caractérise par une tendance à la destruction des milieux propices au développement de « l’esprit » et du « désir » - ou si l’on veut de « l’intelligence », c’est à dire aussi d’individus humains « majeurs », autonomes et singuliers : contre cette tendance à la « bêtise », au « degré zéro de la pensée », qui génère aussi pour Stiegler une « dépression »[2] et pour finir l’incivilité et l’irresponsabilité, il faut « trouver de nouvelles armes » et livrer une « bataille de l’intelligence ».

Mais ce qui fait la singularité de l’époque actuelle, c’est surtout un certain stade inédit du capitalisme, que Bernard Stiegler nomme parfois « capitalisme pulsionnel », parfois « populisme industriel », et qu’il définit, pour l’essentiel, ainsi : une économie de consommation, et non plus de production, à visée « comportementaliste »[3], et dont le moteur se trouve dans la conjonction entre la « science » du marketing , le développement de la « société de services », et l’utilisation massive des medias analogiques puis numériques, que Stiegler appelle des « psychotechnologies »[4]. Parce que l’enjeu, depuis les années 50-60, n’est plus tellement d’assurer la production mais plutôt la vente et la consommation des biens produits par un appareil structurellement en surproduction, les groupes industriels, devenus mondiaux, visent explicitement[5] à s’assurer le contrôle comportemental des individus, c’est à dire leur « esprit », leur « désir », leur « identité » : or, pour Stiegler, les acteurs et les instruments essentiels de ce contrôle sont aujourd’hui les « industries de services » - qui produisent et vendent des « savoir-vivre » - et singulièrement les « industries de programmes » (télévision, cinéma, Internet, jeux vidéos, etc.) :

La question du XXIe siècle est celle de la révolution des modes d’existence humains, qui doivent devenir des modes de consommation en liquidant les savoir-vivre dans ce qui devient une économie industrielle de services dont les industries de programmes sont la base. C’est ce qui conduit à la destruction des milieux associés[6], c’est-à-dire des milieux symboliques, qui sont remplacés par des milieux dissociés, c’est-à-dire des milieux cybernétiques.[7]

Pour le marketing, utilisant massivement les psychotechnologies des industries de programmes, il s’agit justement et littéralement de tenter de programmer nos désirs, de capter notre attention, c’est à dire aussi de « disposer » notre « cerveau », de le rendre « disponible », d’en « disposer », c’est-à-dire, au fond, de réduire notre subjectivité à son fonctionnement[8] : et en vue de ce contrôle, le marketing trouve dans les « technologies de l’information et de la communication » de très puissants poisons, dans la mesure où celles-ci se révèlent fortement « psychotropes », s’inscrivant mieux que d’autres dans le flux même des consciences[9].

Mais d’autre part, dans son entreprise même, cette nouvelle logique capitaliste se heurte de plein fouet à ce que Bernard Stiegler appelle les « institutions de programmes », que sont en particulier l’institution familiale et l’institution scolaire. Ces institutions ont en effet pour fonction elles aussi de faire adopter des « programmes », des conduites, des savoir-faire et des savoirs aux nouvelles générations, et doivent pour cela « capter leur attention », et c’est pourquoi les familles et plus encore les enseignants se sentent souvent en rivalité directe avec les « programmes » télévisuels et plus généralement médiatiques. C’est pourquoi, inversement, les industries de programme, en particulier à travers la publicité, tendent à décrédibiliser l’autorité parentale ou professorale[10] :

Les industries de programmes, en tant que bras armés de la télécratie, ont pour but de prendre le contrôle des programmes comportementaux qui régulent la vie des groupes sociaux, et donc d’en dessaisir le système éducatif, pour les adapter aux besoins immédiats du marché. Elles entrent ainsi nécessairement en lutte aussi bien avec les familles qu’avec les institutions de programmes (…).[11]

Ce que les parents et les éducateurs (quand ils sont encore majeurs eux-mêmes) forment patiemment, lentement, dès le plus jeune âge, et en se passant le relais d’année en année sur la base de ce que la civilisation a accumulé de plus précieux, les industries audiovisuelles le défont systématiquement, quotidiennement, avec les techniques les plus brutales et les plus vulgaires tout en accusant les familles et le système éducatif de cet effondrement. C’est cette incurie qui constitue la cause première de l’extrême affaiblissement des établissements d’enseignement aussi bien que de la structure familiale.[12]

Or il y a programme et programme, et c’est pour montrer qu’il y a tout de même de l’espoir[13] - ou plutôt qu’il faut en avoir - que Bernard Stiegler développe une profonde analyse de l’école « de Jules Ferry », comme dispositif de formation de l’attention (rationnelle), et au-delà de la « majorité », fondé sur le livre. Il est en effet possible de faire adopter des programmes de telle manière que cette adoption soit aussi une véritable appropriation, par laquelle un sujet s’individue lui-même : pour Stiegler, l’individuation humaine passe toujours par l’appropriation d’un « fond pré-individuel »[14] c’est-à-dire d’un héritage culturel qui constitue en cela comme un programme. Mais il y a aussi une manière de faire adopter des programmes à des individus qui consiste en et mène à leur dé-subjectivation ou dés-individuation : et pour B. Stiegler, les industries de programmes audiovisuels, telles qu’elles sont actuellement développées, tendent en effet à formater une « audience » - non à former un « public » -, et aboutissent à des « processus d’identification régressive » qui dégradent les sujets en « profils », « tranches » et « masses », les je – et le nous qu’ils composent ensemble - en on.

Après La Télécratie contre la démocratie, Stiegler revient donc dans ce livre sur la signification politique et philosophique qu’il accorde à l’institution scolaire telle qu’elle se met en place en France à la fin du XIXe siècle, sous l’égide de Jules Ferry : héritière des Lumières[15], elle est pour lui une institution de programmes dont la spécificité historique est qu’elle « vise à former une attention majeure », c’est-à-dire rationnelle, critique et citoyenne, à travers des disciplines constituées par et autour de  l’écriture :

L’école est ce qui forme l’attention, qui est toujours à la base de tout système de soin, mais ici [avec l’école de Jules Ferry], comme discipline rationnelle d’adoption instituée dans la psyché de l’élève en tant que savant (c’est-à-dire accédant rationnellement à un savoir) devant le public qui lit (et qui est d’abord la classe elle-même). Cette forme de l’adoption ainsi appelée la raison est une éducation à la fois comme transmission des circuits longs que constitue l’expérience humaine en totalité, et comme formation de nouveaux circuits longs, de personnalités autonomes, vouées à devenir majeures, et donc critiques, et tout d’abord auto-critiques : capables de lutter contre leur paresse et leur lâcheté natives, et toujours renaissantes, mais capables de renouveler le savoir dans cette lutte.[16]

Autrement dit, l’école publique obligatoire de Jules Ferry, et l’infrastructure technique qui la supporte — l’industrie du livre — ont contribué à la formation d’un « public qui lit comme majorité »[17], d’un public éclairé, et ce d’abord parce que ce dispositif scolaire a pour vertu de favoriser un certain type d’attention, rendu précisément possible par la pratique de la lecture et de l’écriture. Dans l’Antiquité grecque, déjà, le développement public de l’écriture alphabétique avait favorisé la constitution d’un nouveau type de savoir et d’un nouveau rapport au savoir – laïque, critique et rationnel -, dont les disciplines enseignées à l’école de Jules Ferry, et encore aujourd’hui, sont justement les lointaines héritières. Or, pour Bernard Stiegler, la pratique de l’écrit est en effet structurellement liée à ce qu’il appelle une « attention rationnelle ».

Le concept d’attention, très présent dans son travail depuis quelques années, est à prendre ici en plusieurs sens : Stiegler parle à la fois d’attention psychique et d’attention sociale, et fait entendre, parfois successivement, parfois simultanément, le sens perceptif ou cognitif (« être attentif ») et le sens pratique ou éthique (« faire attention », prendre soin). Nous nous concentrerons d’abord ici sur ce qu’il dit de l’attention au sens psychique, c’est-à-dire, grossièrement, la capacité d’un esprit à saisir – c’est à dire aussi à constituer - son objet.

Commentant notamment des travaux récents qui paraissent établir un lien de causalité entre l’attention deficit disorder[18] dont souffrent un nombre croissant de jeunes américains et l’omniprésence autour d’eux depuis la toute première enfance[19] de postes de télévision et autres instruments de stimulation auditive et visuelle, Bernard Stiegler commence par dresser un tableau inquiétant des conditions actuelles de développement du cerveau humain dans un milieu qui lui serait devenu particulièrement toxique : la synaptogenèse[20] d’un très jeune enfant surexposé à ces sollicitations audio-visuelles aurait pour caractéristique de rendre plus difficile sa concentration profonde ou durable ultérieure, telle qu’elle sera notamment requise par l’école. Selon les termes employés par ces études, ce nouveau contexte rendrait plus incertaine la pratique future d’une deep attention (littéralement attention profonde) et favoriserait au contraire une hyper attention,  caractérisée par « les oscillations rapides entre différentes tâches, entre des flux d’information multiples, recherchant un niveau élevé de stimulation, et ayant une faible tolérance pour l’ennui (…) »[21].

Au delà de ce point de vue neurologique, Stiegler explique en quoi la réception des objets audiovisuels suscite et développe chez le sujet une toute autre attitude psychique que celle du livre[22]. Une première différence tient au fait que l’opération de la lecture est commandée par le lecteur lui-même alors que celle de la perception audiovisuelle est asservie au temps de l’appareil mécanique de projection : il en découle que le temps de la lecture (et de l’écriture) est en droit un temps « libre » ou souverain, le temps de l’examen et de l'observation « à loisir », d’une certaine maîtrise attentionnelle de l’objet[23] ; alors que le spectacle audiovisuel a d’abord pour effet de capter le temps de conscience du spectateur, et tendance à l’entraîner passivement dans son cours. A cette différence s’y articule une autre : savoir lire c’est nécessairement savoir aussi bien écrire, et réciproquement, alors que le spectateur audiovisuel est le plus souvent réduit à une position de consommateur non producteur. Or ce que Stiegler appelle « misère symbolique » tient notamment à cette dissociation entre des individus producteurs de symboles et la grande masse de ceux qui les reçoivent en ne pouvant que les consommer sans être capables d’en émettre à leur tour[24]. Enfin, c’est le caractère singulier et singularisant de la transmission scolaire à travers l’écrit — et la médiation  décisive du « maître » — qui doit être opposé à la dimension massivement industrielle  et grégaire de la diffusion des programmes audiovisuels : ceux-ci ont la plupart du temps pour effet et même pour fonction de produire une « synchronisation » des consciences — de leur perceptions, de leur souvenirs, bref de leur expérience, qui devient ainsi plus proche d’un conditionnement —, là où l’on peut soutenir que l’enseignement scolaire et livresque, au contraire, tel que l’école de Jules Ferry en généralise le principe à l’ensemble de la société, vise en principe la formation d’individus singuliers, c’est à dire porteurs d’un rapport à chaque fois inédit au savoir dans son ensemble : ainsi, en droit et en fait, dans la plupart des cas et même lorsqu’elle est pratiquée en commun — comme dans une classe —, la lecture est une opération foncièrement individuelle, qui à la fois requiert et développe une attitude d’attention mono-centrée, appelée « concentration » ou encore « deep attention ».

Mais tout ceci n’est vrai qu’en termes de tendances. Ainsi le livre peut bien être — et a effectivement été parfois par le passé — le vecteur d’un dogme ou d’un « catéchisme » et l’instrument d’un conditionnement mental, mais il peut aussi bien et dans le même mouvement donner lieu à un rapport critique et libre, dans la mesure où un texte est par principe ouvert à l’infinité des interprétations, du fait de sa littéralité. De même, les objets audiovisuels, s’ils sont de fait et actuellement produits et utilisés avant tout en vue d’une captation synchronisée et massive du « temps de cerveau humain disponible », peuvent aussi être l’occasion d’une authentique formation de l’attention critique et du goût, comme en témoigne en particulier le cinéma lorsqu’il prétend à l’art :

Je ne veux évidemment pas dire qu’un objet temporel audiovisuel ne permet pas de créer une attention profonde. Je veux dire en revanche qu’en tant que pharmakon[25], il présente des caractéristiques qui sont aujourd’hui mises au service, dans le contexte des industries de programmes, d’un dispositif de captation de l’attention qui est essentiellement destructeur — tout comme l’hyper-sollicitation de l’attention qui engendre du déficit attentionnel —, alors même que, de toute évidence, le cinéma est un art, il sollicite et construit une deep attention, et il est en cela le remède de ce poison.[26]

La question décisive est alors celle-ci : comment faire en sorte que le nouveau milieu technique dans lequel se développent désormais les cerveaux et les esprits des nouvelles générations ne leur soit pas « toxique » ? ou  encore : comment l’école, notamment, peut-elle poursuivre son ambition authentiquement formatrice tout en tenant compte du nouveau contexte des industries de programme dans lequel est d’emblée plongée la jeunesse contemporaine ?

Pour Stiegler, il s’agit là d’un enjeu proprement politique, et qui doit prendre la forme d’une certaine « thérapeutique », d’un prendre soin, dont l’un des premiers mouvements doit être pour les puissances publiques de contrôler l’industrie culturelle — comme l’on contrôle déjà par exemple l’industrie pharmaceutique — afin de limiter au minimum leurs effets toxiques et addictifs. Mais il s’agit aussi, parallèlement et plus activement, de « transformer le poison en remède »[27], c’est-à-dire de développer les vertus formatrices de ces nouveaux produits spirituels, de favoriser leur appropriation critique — notamment au sein même de l’école —, afin qu’ils échappent à la fonction de conditionnement qui leur est assignée par les industries de programme : bref, de transformer ces « psychotechniques » de contrôle et « nootechniques » de formation sprituelle[28].

Tout ceci devrait constituer l’armature de ce que Stiegler nomme une « psychopolitique » et qu’il définit ainsi :

La question n’est donc pas de rejeter les psychotechnologies, ni les industries culturelles : elle est de transformer les psychotechnologies en technologies de l’esprit, en nootechnologies ; elles de révolutionner ces industries, qui sont devenues l’infrastructure organologique de la bataille de l’intelligence, qui est elle-même une guerre économique, et dont elles sont l’arsenal — en les soumettant à des contraintes de régulation adaptées à cette situation, mais aussi en les dotant de secteurs de recherche et de développement, dont elles sont de nos jours totalement dépourvues (particulièrement en Europe et en France), et en soutenant ces secteurs par un programme cadre de recherche national et européen.

La finalité d’un tel programme devrait être de créer, entre le système éducatif que forment les familles, les écoles, les collèges, les lycées et les universités, d’une part, et d’autre part le système éditorial, dont les industries culturelles et de programmes sont devenues le principal secteur, un nouveau système de soin au service d’un modèle industriel repensé en fonction de cette priorité : la transformation organologique de l’intelligence individuelle et collective — dans et par un modèle industriel ayant dépassé l’époque du consommateur.[29]

Et plus loin :

Questions environnementales, politique industrielle, politique éducative, règles encadrant les médias de masse, politique des nouveaux médias : tout cela constitue une seule et même question, et on peut l’appeler la bataille contemporaine de l’intelligence — une bataille incomparable au regard de toute l’histoire de l’humanité.

Il s’agit ici non seulement d’écologie (de l’esprit et par voie de conséquence des environnements naturels où vivent et que transforment les êtres pharmacologiques que nous sommes), mais d’hygiène, c’est-à-dire de soin au sens le plus classique qui soit.[30]

 

En tout cas, et pour en revenir plus précisément à l’éducation et à l’école, il me semble que les thèses de Bernard Stiegler fournissent le cadre général et fondamental permettant à la fois de comprendre ce que j’ai appelée plus haut le « malaise » de l’école, et de commencer à y répondre : ce cadre est d’abord celui d’une lutte, voire d’une guerre, entre industries de programmes et institutions de programmes, entre la logique à court terme, et en cela mortifère, du « temps de cerveau disponible » — et plus généralement du capitalisme « culturel » ou « cognitif », lui-même soumis au capitalisme financiarisé et spéculateur —, et la logique à long terme de la formation d’individus « majeurs » et responsables, telle que celle-ci fut portée par la plupart des formes historiques de l’école, et en particulier par l’école publique de Jules Ferry issue de l’esprit des Lumières.


[1] En réalité, il est même probable que l’écologie de la nature ne soit, pour Stiegler, qu’une dimension de la question de l’écologie de l’esprit, ou, mieux, d’une écologie générale des milieux : naturels, techniques, institutionnels, symboliques, etc . A plusieurs reprises, Stiegler soutient que l’écologie de l’esprit conditionne la résolution des problèmes d’écologie naturelle : il faut changer l’esprit des consommateurs si l’on veut modifier leur comportement.

[2] Ou encore une « désublimation » : une exténuation du désir.

[3] Et constituant en cela un « psycho-pouvoir ». Selon Stiegler , la notion de « psycho-pouvoir » doit être substituée désormais à la notion foucaldienne de « bio-pouvoir » : ce ne sont plus seulement des Etats qui cherchent à contrôler le corps et la vie des citoyens, mais des multinationales qui visent le contrôle des esprits.

[4] B. Stiegler propose dans son livre une distinction capitale entre « psychotechnologies » et « nootechnologies », c’est à dire entre des techniques et des pratiques favorisant « l’esprit » et son individuation, et d’autres le maintenant au contraire dans un état de « minorité » : « esprit » est en effet la traduction du mot grec nous. Cependant, pour Stiegler, toute technique, originairement, est ambivalente comme un pharmakon (un médicament, en grec), à la fois remède et poison : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. C’est pourquoi la « politique de l’esprit » qu’il appelle de ses vœux doit consister, sur la base d’une « pharmacologie », à faire en sorte que les psychotechnologies d’aujourd’hui deviennent des nootechnologies, favorisent « l’intelligence » et non pas la « bêtise », la « majorité » et non pas la « minorité », le « soin » et non pas « l’incurie ».

[5] Cf. par exemple la déclaration inouïe de Patrick Le Lay, alors Président de TF1, sur « le temps de cerveau disponible » vendu par sa chaine à Coca-Cola et aux autres annonceurs publicitaires : « il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective « business », soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. (…) [Pour qu’]un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. (…) Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. », Le Monde du 11-12 juillet 2004.

[6] « Est « associé » un milieu symbolique où ceux qui reçoivent des symboles sont capables et susceptibles de les renvoyer en les individuant à leur tour. » (PS, 51). Un milieu « dissocié » se caractérise au contraire par la dissociation qu’il produit entre consommateur/récepteur et producteur/émetteur de symboles.

[7] PS, 230.  « cybernétique » signifie ici réduction au pur calcul.

[8] Le marketing utilise d’ores et déjà certains acquis des neurosciences, et, après s’être intéressé un temps à la psychanalyse, place maintenant de grands espoirs dans les développements des sciences cognitives. En tout cas, il s’agit toujours de faire adopter inconsciemment un certain comportement.

[9] B. Stiegler a montré ailleurs, notamment dans les premiers tomes de La technique et le temps, ce qui fait la spécificité des techniques d’enregistrement et de reproduction du son et de l’image. Pour le dire ici en quelques mots, l’essentiel tient à ce qu’ils constituent des « objets temporels », c’est-à-dire qu’ils se donnent nécessairement en coïncidence avec le flux même du vécu, qu’ils trament ainsi de manière intime et profonde. De là découle notamment leur puissance captatrice d’attention.

[10] B. Stiegler fait plusieurs fois référence dans son livre (cf. en particulier le chapitre 1, p. 14 et sqq.) à un spot publicitaire récent de Canal J, dont le message explicite est de dénoncer la ringardise des adultes :  les enfants méritent « mieux que ça » où « ça » désigne les parents et les grands parents ridiculisés par le spot. Plus généralement, c’est le cadre et le sens même des relations intergénérationnelles qui tendent à être court-circuités par les industries de programmes et les psychotechniques, dans la mesure où celles-ci entrent en conflit direct avec ce que Stiegler appelle les « institutions de programmes » que sont la famille et l’école. La question de la « démission des parents » devrait être instruite à partir de la compréhension de cette lutte entre institutions et industries de programmes.

[11] PS, 111.

[12] PS, 135-136.

[13] Stiegler critique par exemple, dans le chapitre 10, ce qu’il juge être la position « mélancolique » et fataliste de Giorgio Agamben, parce qu’il « pose en principe que cette impasse est irréversible » (cf. en part. p. 294 sqq.)

[14] Au delà, pour Stiegler, c’est l’humanité comme telle qui consiste fondamentalement en un processus d’adoption, qui est un « processus d’individuation psychique et collective ». Pr&e

Other references

https://iatranshumanisme.com/2017/08/17/dans-la-disruption-comment-ne-pas-devenir-fou/