La révolution technologique dont l’imprimante 3D n’est qu’un des vecteurs les plus médiatiques a d’abord été portée dans des espaces qui ressemblent davantage à des garages qu’à des laboratoires de pointe. Animés par une même volonté de bricoler, détourner, récupérer, inventer, leurs promoteurs, les makers, sont à l’origine d’un mouvement culturel de transformation, par la pratique, des manières de faire, de produire, de consommer et d’apprendre. En expérimentant des formes inédites de fabrication par soi-même des biens de consommation, inspirées par un principe de libre accès aux outils et aux savoirs, ils ambitionnent de transformer leur environnement, leur vie quotidienne, voire la société tout entière.
Cet ouvrage, issu d’une enquête au long cours, nous ouvre les portes d’une trentaine de hackerspaces, fab labs, hacklabs et autres tiers-lieux en France et à l’étranger (Allemagne, États-Unis, Sénégal) afin de comprendre ce que font concrètement les makers et l’impact de leur action sur le travail, l’économie, l’écologie, la formation, le droit, l’art ou les sociabilités.
En analysant les valeurs communes comme les tensions qui structurent le monde du « faire ensemble », il prend au sérieux ses promesses de rupture avec le capitalisme et l’ordre industriel dominant pour les interroger. À quelles conditions ces nouveaux modèles de travail et de coopération constituent-ils une alternative durable pour la société de demain ?

Des prophètes auto-proclamés1 aux médias en passant par les institutions politiques, on nous annonce depuis quelques années une révolution technologique par l’hybridation entre les réseaux numériques et des outils high tech (dont l’imprimante 3D serait le parangon actuel). Loin d’être l’apanage de la grande industrie, ce phénomène serait d’abord inventé dans des « garages » et des ateliers, petits espaces inventifs et communautaires portés par des passionnés souvent militants. C’est sur ce mouvement, reconnu sous l’intitulé maker, qu’Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement ont réalisé une enquête sociologique originale. Derrière la variété d’appellation plus ou moins à la mode (hackerspace, fablab, hacklab, atelier de fabrication numérique…) et de formes organisationnelles, les auteurs voient suffisamment de traits partagés pour proposer le terme générique de makerspace afin de définir ces tiers-lieux où des utilisateurs souvent militants, parfois entrepreneurs, expérimentent l’auto-fabrication ainsi que la promotion du « libre » et du copyleft, brouillant ainsi les frontières entre concepteur, producteur et consommateur.

2Au-delà de décrire qui sont et ce que font les makers, l’enjeu de l’ouvrage est de montrer en quoi le mouvement maker n’a rien d’une vogue mais constitue un courant de fond, laboratoire de la société de demain, dont il cristalliserait les ressorts et les tensions : mutations des processus de production comme des relations marchandes et de travail ; réappropriation démocratisée des sciences et des techniques ; incarnation de valeurs contrastées (partage, écologisme, innovation, entrepreneuriat, individualisation…). Mais à l’heure de l’emballement des discours (dés)enchantés, les sociologues opposent une réflexion étayée sur la prolifération des collectifs et activités makers. 

3L’ouvrage se base sur une riche enquête empirique collective de trois ans, centrée sur la description et la compréhension des activités des makers : observation et histoire des makerspace et d’événements dédiés, réalisation de plus de 50 entretiens avec des acteurs variés, observation alternativement distante et participante des pratiques online (forum, réseaux sociaux, sites). Le terrain central français a été enrichi par quelques comparaisons localisées avec d’autres pays (Allemagne, Sénégal).

  • 2 Bidart Claire, Degenne Alain, Grossetti Michel, La vie en réseau. Dynamique des relations sociales, (...)

4Sans sacrifier une écriture accessible et une volonté pédagogique, l’ouvrage soutient aussi en continu une ambition théorique. À la croisée d’une sociologie de l’action collective et d’une sociologie interactionniste d’inspiration straussienne, les auteurs appréhendent l’univers makercomme un « monde social », structuré autour d’une activité primaire (le bricolage et le faire), de technologies spécifiques aboutissant à des pratiques et de valeurs partagées, lesquelles produisent une identité collective en constante redéfinition. L’ouvrage s’ouvre également à d’autres étais théoriques subsidiaires (par exemple, un appui intéressant sur l’« économie des communs » pour analyser la promotion du partage et la refondation de la propriété dans le chapitre 3), au risque parfois d’un manque d’approfondissement. Ainsi, le chapitre 7 sur la manière dont ce monde social segmenté se structure en réseaux montre bien l’intérêt d’analyser la création et le développement d’un makerspace comme celui d’un de chaînage d’acteurs à une échelle souvent locale. Mais le recours trop rapide à la notion de réseau limite l’analyse, là où une sociologie des dynamiques relationnelles2 permettraient par exemple de mieux caractériser le rôle des relations interpersonnelles préalables ou des « liens faibles » dans l’élargissement du réseau.

  • 3 Communauté religieuse fondée en réaction à la rationalisation industrielle qui fonctionnait comme u (...)

5L’ouvrage réinscrit (chapitre 1) le monde maker dans un temps long par une généalogie des pratiques et mouvements alternatifs qui ont promu l’autoproduction et le bricolage au service d’une émancipation individuelle et collective, telle la communauté shaker dès la fin du XVIIIe siècle3. Ce détour historique est essentiel pour montrer combien le mouvement makern’a rien d’une rupture inattendue tant il s’enracine dans de nombreuses mouvances contre-culturelles dissidentes de l’ordre dominant (« bricole », « Do It Yourself », design social, hacking…). Il permet de comprendre les modèles bigarrés que les makers réinterprètent aujourd’hui, et surtout la variété des activités productives qu’ils reconfigurent (mêler informatique et artisanat, high tech et low tech, imprimante 3D et machine à coudre ordinaire, composant électronique et planche de bois). Au chapitre 2, les auteurs dressent un panorama des makerspaces en France (une centaine en 2017) et exposent les caractères communs aux makers (créativité, liberté, coopération libre, relations horizontales) par-delà l’hétérogénéité de leurs profils (chapitre 5) et des configurations organisationnelles dans lesquelles ils s’inscrivent. Ils décrivent surtout l’existence de tensions fortes qui traversent les makerspaces : faire communauté par des pratiques « entre soi » et se développer en s’ouvrant aux autres (public, parties prenantes...) ; promouvoir le « libre » voire rejeter le système dominant et marchandiser le faire… L’ouvrage montre précisément que les makerspaces sont des organisations paradoxales où se jouent conjointement égalitarisme affiché et hiérarchie de fait, « démocratie liquide » et « méritocratie technique » (p. 98). Les conflits de dénomination (sur les noms de lieu, les types de pratiques réalisées) (chapitre 4) ainsi que les discours (chapitre 6) permettent de dessiner une opposition idéal-typique (synthétisée p. 210) entre deux sous-mondes : celui du hacking (contre-culturel, libertaire, activiste) et celui du making(productif, technophile, accommodant). L’essor et l’essaimage du monde maker passent par des interactions avec d’autres mondes sociaux (politique, entreprise, enseignement…) avec lesquels se nouent des alliances, des hybridations (dont témoignent certaines appellations : « faclab », « fabshop »), des détournements et des résistances. On voit par exemple comment l’État a tenté d’institutionnaliser et de structurer ce monde à partir de 2010, ou encore l’émergence d’une concurrence entre makerspaces (notamment pour l’obtention de subvention). Pour autant, « le dynamisme et la cohérence du monde maker en France aujourd’hui doivent beaucoup plus à l’existence de réseaux de réseaux et à la pratique de l’effervescence collective décentralisée » (p. 260).

  • 4 D’une certaine manière, l’ouvrage souffre un peu de la comparaison avec un précédent livre (d’un de (...)

6Dans un univers marqué par les dithyrambes et les controverses, les auteurs font preuve d’un grand sens de la nuance. Néanmoins, quelques aspects, parfois plus critiques, auraient mérités d’être développés. La question du genre (effets dans le recrutement social, appropriation genrée du « faire », enjeu du pouvoir dans les makerspace) n’est qu’effleurée au fil des pages. Les débats sur le travail gratuit, l’auto-exploitation et la récupération marchande sont évoqués (notamment dans le chapitre 8) mais trop rapidement, ou bien sont balayés au nom d’un refus légitime de réduire les makers à être « la main armée d’un capitalisme intrigant » (p. 327). Surtout, et en dépit de descriptions ponctuelles assez fines (par exemple, un soir de bricole ordinaire dans un makerspace, p. 70-72), on a l’impression en fermant l’ouvrage de ne pas avoir assez vu et senti ce que faisaient concrètement les makers. Il est en effet paradoxal de donner à saisir une culture matérielle centrée sur le faire avant tout à travers ses mises en scène (durant les événements ou sur les sites web), ses discours et ses stratégies rhétoriques4. Le make étant présenté comme un « outil de réalisation de soi » et « un levier d’émancipation » (p. 192), qu’est-ce que « faire » fait concrètement et subjectivement à ses adeptes ? La reconstitution et la catégorisation des parcours de makers (chapitre 5) sont convaincantes et soulignent l’importance des bifurcations préalables (déclassement, prises de conscience politique). Cependant, elles n’éclairent pas suffisamment sur l’impact de l’engagement maker, en termes biographiques et identitaires.

  • 5 Voir par exemple, Bosqué C. et Ricard Laurent, FabLabs, etc. Les nouveaux espaces de fabrication nu (...)

7Un seul ouvrage ne saurait épuiser la complexité du monde social maker : ces quelques réserves restent avant tout des invitations à poursuivre les lectures à d’autres sources5. Elles n’empêchent nullement de voir dans ce livre solide et accessible une balise importante pour découvrir un fait contemporain cardinal, autant qu’une ambitieuse analyse sociologique interactionniste du changement social.